17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 08:04

"Dans le hall d'entrée de l'usine Lip de Palente, il y avait une fresque extraordinaire qui représentait Dieu donnant l'heure à Fred Lip, et où l'on voyait toute la galaxie recréée à partir d'un certain point situé à la fin du XVIIIe siècle... Les Lipman étaient des artisans suisses qui s'étaient établis à Besançon dans les années 1780, au moment où un Commissaire de la République d'origine suisse nommé Mégevand offrait une dot à toutes les unions entre des Suisses venant s'établir en France pour y faire de l'horlogerie. Une politique industrielle assez originale...

L'histoire de Lip est restée très dépendante des Suisses. Et l'une des raisons qui explique la popularité de la Lutte est que Lip était possédé à 43% par Ebauches SA (société horlogère suisse) depuis 1971. Le fait que le bilan de Lip avait donc été déposé par des Suisses en 1973 donnait donc l'impression qu'il s'agissait d'un vaste complot destiné à faire tomber le fleuron de l'horlogerie française..."

 

La nature des difficultés de Lip

 

"Il est indéniable que les actionnaires auraient pu investir suffisamment pour sauver la marque mais qu'ils ne l'ont pas fait. Cependant, on ne peut occulter le facteur technologique : les montres mécaniques disparassaient au profit des montres digitales ; il s'agissait d'un tout autre équilibre économique. Rentabiliser leur fabrication impliquait de produire en très grande quantité, donc nécessitait une importante force financière. C'était toute l'organisation de Lip qui s'en serait trouvée bouleversée. Après la relance, Claude Neuschwander a bien proposé le montage d'une industrie de montres à quartz, mais il n'a jamais pu obtenir les moyens financiers suffisants.


La diversification de Lip était justifiée, mais pas suffisamment financée (manque d'économies d'échelle qui auraient permis d'amortir l'investissement). Lip exercait différents métiers : produits finis, pièces détrachées, outillage, boites... Dans une montre mécanique, il y avait 156 composants. La possibilité de rentabiliser la fabrication de 156 composants est très faible ; ils ont tous une charte de rentabilité différente. Il y avait donc un métier de fabricant de pièces détachées, un métier d'assembleur, un métier de création (design), un métier de distributeur. Ce choix entre une société de mécanique de précision et celle de fabrication et de distribution de montres n'a pas été fait par Neuschwander, à tort. Cela dit, il était contraint par l'aspect social, puisqu'il lui fallait réembaucher un millier de personnes.


En effet, un autre domaine de bataille était le social : il fallait reprendre tous les licenciés sans justification industrielle, du fait de la pression des syndicats, mais aussi du goût de Neuschwander pour la provocation vis-à-vis du patronat et de l'establishment. C'était un grand publicitaire, un homme de communication, de relations publiques. Il s'est fait très apprécier des Lip, mais ce n'était pas un industriel et encore moins un financier.


Neuschwander a eu énormément d'investissements à faire : la fabrication des boitiers, la galvanoplastie, la publicité, le design... Il est le premier à avoir introduit massivement des designers dans l'horlogerie. D'ailleurs la collection de 1975 est toujours à la mode... Lip traditionnel, c'est une marque familiale, des clients de vie moyenne, d'éducation secondaire. Or cette image a été bouleversée par la lutte de 1973, devenant celle de grévistes « révolutionnaires ». Les yuppies sont devenus nos principaux clients, il fallait s'adapter.


En outre, l'entreprise dut affronter ses fournisseurs catholiques conservateurs qui voulaient récupérer l'argent perdu dans la faillite de 1973 pour des motifs plus idéologiques qu'économiques. Afin de contourner les décisions juridiques, leur méthode était de facturer environ 115 produits pour chaque centaine commandée par Lip." 

 

Les tentatives de reconversion

 

"Dans le cadre du plan social de 1976, la CFDT a aidé les gens à retrouver des emplois dans la région. Dans les efforts menés en 1976-77, seule une entreprise de matériel médical existe encore : la Statis. Des gens ont été mis dans des structures que nous avions créées entre temps ; les six oopératives de Palente (mécanique, horlogerie, restauration, bois et tissus, imprimerie, loisirs). Boumédiène a même fait appel à notre expertise pour ouvrir des industries de précision en Algérie, afin de développer son armurerie (sous prétexte de développer l’horlogerie). A cette exception près, les coopératives et sociétés créées n'étant pas nées d’une demande du marché, elles ont connu pour la plupart des échecs assez rapides. Mais il faut surtout voir Lip comme une lutte contre la volonté du gouvernement et du patronat de vouloir fermer l’entreprise. Et de ce point de vue-là, on a remarquablement réussi puisqu'on a tenu quatorze ans !


Différents essais de formation furent menés. Une première tentative se solda par un échec en 1973 car elle n'avait pas été préparée (les ouvriers reçurent des cours de culture générale !), mais l'offre s'améliora peu à peu : on organisa par exemple des stages pour les jeunes mécanos.


En 1976 fut créée parallèlement la société de reconversion (SOPRAN) liée à Rhône-Poulenc pour faire face aux licenciements de 2000 personnes (fermeture de l’usine des Prés de Vaux). Les résultats furent médiocres. En effet, ils finançaient la création d’entreprises, mais ne donnaient pas les capitaux nécessaires à l’investissement productif, ce qui rendait impossible la création d'une activité durable. J'ai dirigé moi-même l'une de ses entreprises en 1980-81 (Intelec?).


En 1975, il y avait dix entreprises de plus de cinq cents salariés sur Besançon (Lip, Kelton, Superior, Rhône-Poulenc...). En 1990, elles avaient toutes disparues. Au moment où j'étais conseiller municipal de Besançon et que je m'occupais du développement industriel de la ville, on avait réussi à faire venir une filiale de Dupont-Nemours (Berg electronic) dont le siège était basé en Hollande, en organisant un déjeuner avec tous les Hollandais qu'on avait pu trouver à Besançon ! Ils étaient une demi-douzaine, chargés de montrer à leurs compatriotes que Besançon était une ville hollandaise très accueillante...

 

Il y a un véritable problème dans l'accompagnement de l'industrie en France : on ne facilite pas suffisamment les débuts. Aux Etats-Unis, on parle des « 3F » (family, friends and fools) : les gens qui obtiennent de l'argent par ces 3F vont l'utiliser, non pas à démarrer leur entreprise, mais à embaucher des professionnels qui bâtiront un plan industriel sérieux et les aideront à obtenir les financements nécessaires. Ici, il est inconcevable de financer une entreprise qui n'existe pas encore : on attend qu'elle est existe avant d'envisager de l'aider, mais à ce stade-là elle est très souvent en difficulté faute d'avoir pu démarrer de façon professionnelle. Les statistiques de l'Insee montrent que 54% des entreprises ne tiennent pas cinq ans. Il est essentiel de développer des mécanismes d'appui au départ (soutien financier et technique, business plan)."

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